Montréal, le 15 août 2017
C’est un fantasme d’adolescent d’imaginer qu’on ne finira pas aussi brun, embourgeoisé ou pathétique que la génération qui nous a vu naître. Ça fait partie de l’acte d’affranchissement, des rituels obligés du « devenir adulte ». Et puis quelle barrière plus imperméable à un éventuel embourgeoisement que la mort, prématurée qui plus est?
Je me souviens encore, un soir à Fabreville chez l’ami Christian, qui était lui-même depuis peu quarantenaire, avec quelques autres de ses anciens élèves. Nous nous imaginions tous romanciers en puissance – nous avions à peine seize ans et quelques poils au menton. J’avais laissé tomber cette phrase que Boris Vian aurait prononcée parfois, avant de s’éteindre à 39 ans : « Je n’aurai jamais 40 ans. »*
J’avais bien dans mon sac à dos en toile un exemplaire aux coins cornés de L’Herbe rouge, piqué à mes parents. Mais je n’avais pas dans mon jeu le joker de la maladie, que Vian gardait secrètement près de son coeur jusqu’à ce qu’il l’emporte. Je balançais plutôt ça comme une bravade à la tronche des potes. Faute de muscle, ou à défaut d’être l’auteur le plus prolifique du groupe, je n’avais au moins pas peur de la mort! Je l’attendais sans trop d’appréhension, le menton relevé, même, en signe de défi.
C’est probablement plus cette posture juvénile qu’une réelle certitude que j’allais trépasser avant mon temps qui m’a amené, dans le quart de siècle qui s’est écoulé depuis cette soirée, à ne jamais remettre à demain l’expérience qui peut être vécue aujourd’hui. Une doctrine (ou un dogme?) du moment présent. Carpe diem. Un défi davantage au temps qui passe qu’à la Grande Faucheuse elle-même. Avec des idoles comme Vian et John Keating, le personnage de Robin Williams dans La Société des poètes disparus, rien de trop surprenant.
Sauf qu’un matin de mars à l’approche de la quarantaine, ma tête flottait entre les flocons de la tempête, mes pieds erraient machinalement entre les flaques de gadoue au coin des rues, mes écouteurs-boutons blancs étaient bien enfoncés dans les oreilles. Et puis, comme ça, le vide. Pas le grand vide, intersidéral ou existentiel, mais une forme de début de conscience d’un certain vide. Pas un crash, mais le léger sentiment, au milieu d’un vol, que voler n’est pas tout à fait naturel. Juste le coeur qui manque un battement. Une brèche qui s’ouvre. Une question sourde et lancinante…
J’aurais bientôt couru quarante ans, sprinté d’un sommet à un autre, fui l’ennui comme la peste, bondi tel une pinball de bonus en bonus, en tentant tant bien que mal de ne pas sombrer trop profondément dans les pièges de l’épuisement, du burnout et de la dépression, pour arriver banalement au fil d’arrivée sain et sauf? J’aurais survécu nonchalamment à cette folle course à obstacles auto-imposés, évité, malgré mon insouciance quant aux limites du corps et des lois de la physique, le triste sort de Boris ou, heureusement, celui de Robin? Eh ben.
« Quarante ans? », me demande un drôle de mec au fil d’arrivée, où n’attendent ni fanfare ni festin. Même mes vieux chums ne sont pas là pour encaisser la gageure que j’ai perdue. C’est peut-être parce que c’est finalement l’un d’entre eux, François, le seul vrai poète de la gang, qui nous a quitté l’an passé. Il avait 39 ans. « Quarante ans? qu’il répète, le maudit baveux. Brrrrrravo. En voici dix, vingt, trente, quarante autres. »
Bon. Je fais quoi avec ça? Stop ou encore?
lfb
* Le Nouvel Observateur, « La promesse de Boris Vian », 7 juillet 1969, page 31 (PDF)
Je me plais parfois à imaginer une société où le temps serait autre chose que linéaire. Quel bouleversement des sens! Quasi inconcevable tellement l’Homme est enculturé à son vieux calendrier. S’il n’y avait pas de processus de vieillissement, la linéarité n’existerait pas. Ce sera le cas quand l’immortalité sera chose faite. Une question de temps… linéaire.
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