Avant hier, le soir, j’étais dehors. Mon amie brise légère était au rendez-vous et était plus que la bienvenue parmi nous dans ce pays où tout est présentement si chaud. Pendant notre « résidence » ici, nous ne sortions pas, mais il y a l’homme qui s’occupe de la maison, qui ouvre et ferme la clôture, qui balaie, qui change les gallons d’eau de la distributrice et qui est allé en chercher même quand sortir pour nous était trop risqué. Bien entendu, il est sorti en période d’accalmie. Une fois assuré que nous avions protéines et liquide pour nous sustenter, il a tout de même pris son congé hebdomadaire et nous a quitté pour une journée.
À son retour, il nous racontait combien c’était la désolation dans les rues plus bas. Les restants des magasins pillés, les fenêtres explosées par les roches, les carcasses des voitures incendiées, les cadavres recouverts de draps blancs, le fait que même si on sortait propre, on entrait avec une couche de suie, que l’air sentait les pneus brûlés par endroits. À d’autres c’était plutôt l’odeur d’une poussière amère.
Je réfléchissais à son compte-rendu quand une fine goutte a chatouillé mon orteil. Quelques minutes plus tard, quelques autres discrètes puis, tel un robinet qui fuyait et qu’on ouvre à pleine capacité, un flot s’est mis à se déverser sur la capitale nationale. Hier matin, il régnait une certaine fraîcheur, une accalmie palpable, même d’où nous nous trouvons dans les montagnes.
Nous sommes sortis une seule fois hier et le plus rapidement possible pour aller nous ravitailler. À travers les débris reprenait la vie, une trêve. Mais aujourd’hui encore on appelle aux manifestations. L’objectif de la sortie était clair: revenir avec légumes, fruits et viande. Nous avons dû sillonner la ville pour trouver tous nos éléments. Nous sommes accompagnés de notre Manmie Yvette, agronome en chef du pays, nous allons donc dans les marchés avant les épiceries. Ce qui me frappe: dans les marchés, que des gens à la peau foncée. Dans les épiceries, les pâles, les mieux nantis. À l’intérieur même du pays, les inégalités sont le coeur de tous ces affrontements. Elles deviennent le sang pompé dans les veines, qui agite et qui peut mener à la révolte. Quand cette histoire d’augmentation du prix du pétrole devient la goutte inflammable qui fait déborder le vase, l’Haïtien, en majorité foncé, ne peut se payer ce qui pour lui est primordial pour fonctionner. Il se lève alors pour dire qu’il n’ira pas à la pompe. Parmi ceux qui ont pris la rue ici à Port-au-Prince dans les derniers jours, il n’y avait pas de peaux claires.
La première fois que j’ai foulé la terre de mes parents, c’était au début des années 80. J’étais encore très petite. J’ai pris l’avion avec ma jumelle et ma grand-mère sans trop comprendre le pourquoi du voyage, où j’allais, pour combien de temps… La raison? Je l’ai connue plus tard. Le racisme était plutôt fort où on habitait à Longueuil et avec ma grande soeur, ça faisait trois enfants avec de l’énergie que nous déplacions sur nos petits pieds et les voisins faisaient tout pour faire comprendre que ce n’était pas apprécié… Solution? Visite en terre d’origine pour plusieurs semaines, le tout sur une trame de fond de créole. (Car OUI, pour une première fois dans ma vie, on s’adressait à moi en créole!!! Ce n’était pas seulement le langage utilisé entre mes parents que j’entendais parfois à la maison, on me parlait directement la langue!!!) Donc parce que ma couleur dérangeait, malgré mon jeune âge et pour me protéger, on m’a déplacée.
Toujours le plus foncé qui doit accepter. Laisser au plus pâle tout l’espace qu’il sait si bien s’approprier, lui laisser même la richesse, souvent celle de sa propre terre. Se contenter de garder les enfants, de faire la cuisine, de s’occuper de la maison. Au Canada, en Haïti, en République dominicaine, au Brésil, en France, aux États-Unis… ailleurs malheureusement aussi.
Suite à mon séjour à l’époque, je suis rentrée au pays avec cette soif de justice, de vouloir comprendre pourquoi nous ne vivions dans les mêmes conditions? Pourquoi même nos poubelles étaient ramassées et un tel système n’existait pas là-bas? Pourquoi on n’utilisait pas le créole à la maison?
Tout ça prend source dans l’héritage de ce pays. La honte d’être « Haïtien.ne ». Il n’y a que depuis quelques années que le kreyol est la langue officielle du pays. Le français l’était avant, mais jamais enseigné aux paysans. Langue parlée par les plus pâles ou utilisée pour toute transaction avec l’étranger. Les traces se font encore sentir aujourd’hui: rares sont les fois où ces gens de 50 ans et plus s’adresseront à vous en créole. Ils préfèreront s’exprimer en français pour vous montrer qu’ils ont été éduqués, « eux ».
Mais aujourd’hui quel en est le résultat? Plutôt qu’en faire bénéficier le peuple, ils se gardent soit en supérieur de la masse, soit ils ne sont jamais revenus. Et d’ailleurs, eux-mêmes mériteraient d’être éduqués, mais cette éducation par où la commencer finalement? Qui éduque-t-on en priorité? Ce certain pourcentage qui a accès à tout, qui est trop fier de se montrer devant la plus que pauvreté qui se vit aux abords des routes où défilent les Audi et BMW? Le gouvernement à qui on doit faire comprendre qui sont les blancs? Les « blancs » (détrompez-vous, il ne s’agit pas seulement ici de personne de peau blanche, mais toute personne provenant d’un pays étranger) viennent supposément investir dans le pays. Ils ont l’argent pour payer, il ne faut pas les exempter de taxes. Il ne faut pas les laisser s’en mettre plein les poches au détriment de la population. Il faut arrêter de magouiller avec les « mulâtres » (oui ici le mot est toujours utilisé).
Et si on commençait par le peuple? Le peuple n’a pas les bons moyens d’action. En s’insurgeant comme il l’a fait, il laisse le pays dans une position où ça prendra encore des mois pour s’en remettre. Tout ce qui a été cassé n’est pas produit localement, donc il faudra investir (encore) ailleurs pour l’achat de toutes ces vitres à remplacer, pour l’achat de matériaux pour effectuer toutes les réparations… Tou.te.s se croient tout permis et avec raison. Même si on passait en mode éducation, à quoi bon s’il n’y a pas de sanction?
Si j’essaie de leur parler, on me dit que je prends mon air de personne qui sort du « pays blanc ». Je suis au Canada, on me demande d’où je suis et même si je leur dit que c’est bien là que je suis née, on veut connaître mes origines. Tout ça basé sur ma couleur (oui encore une fois, je n’aime pas le répéter, mais c’est ma réalité). Car au Canada, si je parle au téléphone en premier aux gens que je n’ai pas encore rencontrés, souvent on me dira que par mon accent québécois, on n’aurait pas pensé que j’étais noire. En Haïti, quand je leur sers mon créole bien absorbé lorsque petite j’étais venue séjourner, on me dira que je ne suis pas sortie d’un autre pays. Dans les deux cas, je ne suis ni d’ailleurs, ni d’ici.
J’ai quitté Montréal sous la saga de SLĀV. Ici, le noir cherche toujours sa place.
Rien pour aider: on ouvre la télé et dans la majorité des pubs, ce sont des gens clairs qui sont les porteurs des messages… quand ce n’est pas de la pub pour des produits éclaircissants pour la peau qui passe!
La pluie lave tout, mais notre couleur nous colle à la peau. Dommage qu’on doive se battre, crier plus fort pour trouver notre place.
Je me posais ces questions sur l’inégalité avant même que je n’aie quatre ans. À l’aube de mes 40 ans, je reconnais le (très petit) chemin parcouru, mais j’ai toujours les mêmes questionnements. Quarante ans que j’aurai le 23 août qui vient; 23 août qui est aussi la journée internationale de la fin de la traite négrière. Fin de la traite négrière…
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Je lève les yeux, je vois ce papillon jaune qui vient me visiter tous les jours. Il est libre de faire ce qu’il veut. Est-il porteur d’espoir? Y aura-t-il un jour vraiment cet équilibre, cette vraie libération du peuple noir? Je ne suis pas une « Thomas » mais pour celle-là: Lè’m wè, m’ap kwè.
RLD
Ekpresyon kreyol — Lè’m wè, m’ap kwè
Je croirai lorsque je verrai. Au Québec aussi, dans notre folklore on sait l’utiliser: M’a le crère, main que m’a le ouère ou le le simple et plus souvent dans notre quotidien Je l’crérai quand je l’verrai! Et comment ne pas se rappeler notre Yvon Deschamps national: on veut pas le sawère, on veut le ouère!